ENQUETE. Pourquoi cette plainte et maintenant? Comment était organisé
le réseau démantelé? Que faut-il en penser? Enquête, nouvelles
révélations et le point de vue de Aziz Daouda, le meilleur expert
marocain d'athlétisme.
La plainte déposée par le directeur de la FRMA (Fédération royale
marocaine d’athlétisme) contre le ou les réseaux de dopage, a eu un
retentissement international. Et c’est tant mieux, car les récentes
statistiques et mises en garde internationales contre l’athlétisme
marocain risquaient d’entacher durablement son image, surtout en cette
veille des J.O. de Rio.
Il y a eu en effet, depuis quelques années, plusieurs alertes. La
dernière en date remonte à début mars, lors de la publication des
statistiques 2015, qui citent 5 athlètes marocains parmi les 83 testés
positifs de 21 pays, tandis que 20 de nos nationaux au total sont sous
le coup de sanctions.
L’approche des Jeux olympiques de Rio de Janeiro a poussé l’IAAF (Fédération internationale d’athlétisme) ainsi que l’Agence mondiale anti-dopage (AMA) à accroître la pression contre le dopage. “Des dizaines d’athlètes vont être privés des JO“, a annoncé la Fédération.
Le 11 avril dernier, une réunion s’est tenue entre des responsables de
l’AMA (qui dispose d’un bureau à Rabat) et ceux de la Fédération
marocaine. Une semaine plus tard, le directeur de la Fédération déposait
sa plainte. Difficile de ne pas y voir de relation de cause à effet.
Il existe bien un accord entre ces deux institutions, qui coopèrent
plutôt bien. L’AMA tient des dossiers individuels sur les athlètes
marocains et elle effectue toutes sortes de contrôles inopinés, même en
l’absence de compétitions. La FRMA en fait de même, mais au sein du
gotha international, ses contrôles sont réputés moins poussés que ceux
de l’AMA.
5 pays priés d’être plus sévères
La Fédération sait qu’il y a un problème. Le Maroc fait partie d’une
liste de pays (Ukraine, Biélorussie, Kénya et Ethiopie) auxquels l’IAAF
demande un effort particulier et des gages de sérieux en matière de
lutte contre le dopage.
Les statistiques internationales listent une cinquantaine de cas
marocains en une vingtaine d’année. Ce n’est pas excessif. Plus encore:
la plupart des clients du réseau qui est en cours de démantèlement, sont
des athlètes de milieu de tableau.
La FRMA a donc bien fait de déposer plainte. Cette plainte n’est pas la
première: en 2007 et 2012, deux plaintes similaires avaient été
déposées. A notre connaissance, elles n’ont pas abouti à des résultats
spectaculaires. En tous les cas, le dopage a continué à prospérer.
Cette fois-ci, c’est différent. L’enquête est confiée à la gendarmerie
royale, probablement en raison de l’étendue géographique des
ramifications du réseau, mais peut-être aussi de la présence d’au moins
deux athlètes militaires.
Un ancien athlète au centre du réseau
Médias 24 a pu reconstituer les caractéristiques générales du réseau de
dopage, sachant que celui-ci n’est pas entièrement démantelé.
Il ne s’agit pas à proprement parler d’un réseau tel que celui que l’on
peut voir dans les films de banditisme, avec une organisation
pyramidale et un parrain qui tire les ficelles. Ici, c’est un réseau
anarchique, où il y a énormément de relations transversales entre les
différents acteurs.
Ceux-ci sont essentiellement des anciens athlètes, des athlètes en
activité, des pharmacies, des cliniques. Trois pharmacies sont
suspectées, ainsi que deux cliniques. Une pharmacie est située à Salé,
deux autres dans une ville du centre du Maroc. Il s’agit d’une petite
ville qui ne compte que quatre pharmacies, c’est pour cela que nous ne
la citons pas.
Les pays concernés sont au moins l’Espagne (et la ville de Mélilia
aussi), la France et l’Italie, d’où proviennent les produits.
Les bénéficiaires sont des athlètes marocains de seconde zone, les
meilleurs ont obtenu de ci de là une médaille de bronze dans des
compétitions régionales. Des athlètes turcs et tunisiens ayant séjourné
dans un institut d’athlétisme au Maroc sont également suspectés d’en
avoir consommé.
Celui qui a joué un rôle clé dans ce réseau est un certain D. B., de la
ville de Salé. Il a été placé en détention préventive. Grâce à son
cabinet de massage sportif, il est en contact avec des athlètes en
exercice et il en est devenu le fournisseur. Lui-même est un ancien
athlète, spécialisé dans les longues distances, du 5.000 m au marathon.
Ses clients sont donc des athlètes en exercice. Certains d’entre eux
revendent, semble-t-il, à des camarades. Parmi eux, un coureur cycliste,
des coureurs de sprint et surtout de fond et de demi-fond, …
Les produits sont des complexes vitaminés, mais surtout des médicaments
connus pour leur effets dopants, le plus demandé étant l'Eprex.
D'ordinaire, ce médicament est prescrit pour des cas d'insuffisance
rénale, mais des athlètes l'utilisent pour décupler la production des
globules rouges dans leur sang. Les performances physiques s'en trouvent
optimisées et la récupération accélérée.
Les pharmacies impliquées livrent au détail, ce qui rend les produits
d'autant plus accessibles. Un autre procédé, très courant, consiste pour
l'athlète à solliciter des personnes atteintes d’insuffisance rénale.
Certains malades veulent se débarrasser de leur excédent (médicaments)
et n'hésitent pas à le vendre. Dans le rang des fournisseurs, on a donc
des athlètes, des pharmaciens et parfois des malades.
Le réseau comprend de multiples ramifications. Médias24 a pu identifier
5 personnes qui ont été placées en détention préventive.
Cette fois-ci, il semble que la Justice ira jusqu’au bout des
ramifications. La médiatisation de l’affaire et les décisions de justice
devraient freiner l’expansion du trafic de produits dopants.
Aziz Daouda: C’est la première action de cette envergure au Maroc
Aziz Daouda, membre du comité technique de la Confédération
africaine d’athlétisme et ancien entraîneur national, réagit pour nos
lecteurs:
"Cela fait deux ou trois ans que l'on entend dire que tel ou tel
athlète a été suspendu pour dopage, mais nous n'avons jamais franchi ce
pas, qui consiste à déposer plainte et lancer une telle enquête. Au
Maroc, c'est la première opération de cette envergure.
“Nous en avons besoin, car elle permettra une meilleure compréhension
du phénomène. Pour lutter contre le problème du dopage, il faut le
comprendre. Dans cette tentative de compréhension, il ne s'agit pas
simplement de se cantonner aux considérations commerciales. Il faudra
également que nous sachions pourquoi tel ou tel athlète choisit-il de se
doper.
"Les prérogatives de la Fédération sont limitées. C'est une autorité
qui agit contre les affaires de dopage, car elle considère que cela
affecte les résultats sportifs. De ce fait, les coureurs dopés
n'encourent que des sanctions sportives, lesquels sont consignées dans
les règlements internationaux. En revanche, le trafic, l’importation ou
la facilitation relèvent du pénal, domaine exclusif de la justice.
"Parler de grand ou de petit réseau, c'est prématuré. Il va falloir
mesurer son impact. Combien de personnes ont-elles été touchées?
Souvent, un seul fournisseur peut toucher plusieurs centaines de
consommateurs. Dans notre cas, on parle de 50 à 60 clients, ce qui est
peu, sachant que le Maroc compte entre 50.000 et 60.000 athlètes.
“Toutefois, une autre donnée que l'enquête devrait clarifier, c'est
depuis quand le réseau opère. Si ses activités remontent à longtemps, le
chiffre de 60 consommateurs potentiels pourrait se voir révisé à la
hausse.
"Le plus dangereux, c'est l'implication de cliniques ou de pharmacies.
Des personnes assermentées ont noué des relations avec ce réseau. Cela
relève de la grande criminalité. Le sport n'y est pour rien, même s'il
est affecté.
"Le trafic des médicaments est un problème mondial. Il fait partie de
la grande criminalité. Il est difficile à cerner, à comprendre et à
pénétrer, car tout se passe en underground.
"Le dopage, c'est le recours à des médicaments qui, en temps normal,
sont prescrits à des malades dans des buts thérapeutiques précis, mais
qui sont détournés de leur usage courant. D'ailleurs, c'est ce qui fait
qu'il sera difficile d'annihiler le phénomène, car tant qu'il y aura des
médicaments, des gens seront tentés de voir s'il y a moyen d'en
exploiter le potentiel dopant.
"Les vitamines ne sont pas des produits dopants. Leur usage n'est pas
interdit. Ce qui est illicite, c'est de les commercialiser ou de les
importer clandestinement."
"Les statistiques montrent que, ces derniers temps, une grande partie
des athlètes épinglés sont originaires du Maroc, mais résident à
l'étranger. Actuellement, dix-neuf coureurs sont suspendus pour dopage.
“Et là aussi, la majeure partie exercent dans des clubs étrangers. Il
existe un paradoxe, car l'athlète demeure sous l'autorité de la
fédération marocaine, quand bien même il exercerait régulièrement sous
la bannière d'un club étranger. Résultat: quand il est épinglé pour
dopage, c'est le Maroc que l'on montre du doigt, alors qu'il est
difficile pour la fédération d'assurer le contrôle de tous les athlètes
MRE. Nous avons déposé une demande auprès de la Fédération
internationale, l'objectif étant que les athlètes soient placés sous
l'égide de leur pays de résidence."
"C'est tout un écosystème qui favorise le dopage. Mais le principal déclencheur demeure le manque de confiance en soi.
L'athlète qui se dope et le toxicomane qui se drogue, c'est pareil. Les
deux tentent de faire face à une réalité qu'ils ne maîtrisent pas.
" Le dopage ternit l'image de l'athlétisme. Une compétition comme
les championnats du monde, ce sont 1.500 athlètes et une soixantaine de
médaillés. Or, médiatiquement, tout ce monde est occulté, à cause de
trois ou quatre cas de dopage."