jeudi 7 février 2019

Tabac au Maroc : santé publique, lobbying et contrebande, l’impossible équation ?

Une enquête récente du média suisse Public Eye met en lumière les pratiques de l’industrie du tabac en Afrique. Elle confirme ce que l’ensemble des observateurs dénoncent depuis des mois : Big Tobacco y mène une offensive sans précédent, inondant le continent de cigarettes toujours plus addictives, ciblant la jeunesse, alimentant le marché parallèle. Le Maroc n’est pas épargné. Il est même au centre des attentions de la fine fleur des lobbyistes, français pour la plupart, dont l’industrie s’est attachée les services. Enquête.

Les cigarettes vendues au Maroc « plus fortes et plus addictives »

Continent au développement accéléré rendu nécessaire par les retards accumulés, l’Afrique est aussi un vaste territoire où le nombre de fumeurs est en pleine explosion, selon le dernier rapport de l’OMS. Celui-ci dénombre 77 millions de fumeurs et prévoit que, d’ici à 2025, ces chiffres augmenteront de près de 40% par rapport à 2010. Les adolescents et les filles sont les plus concernés par cette consommation croissante, ce qui accentue d’autant les problématiques de santé publique.

Selon Public Eye, 75% des cigarettes produites en Suisse sont ainsi destinées à l’exportation, avec le Japon, le Maroc et l’Afrique du Sud en ligne de mire. Toujours selon la même source, en 2017, 2 900 tonnes de cigarettes suisses ont été exportées au Maroc. La libéralisation du secteur, en 2003, a remplacé les cigarettes produites localement par des importations en provenance de Suisse et de Turquie.

L’enquête de Public Eye révèle sans détour que « les cigarettes fabriquées sur le sol helvétique et vendues au Maroc sont bien plus fortes, plus addictives et plus toxiques que celles que l’on trouve en Suisse ou en France. » Pour l’industrie du tabac, les produits exportés répondent aux lois en vigueur. Mais, comme dans de nombreux pays africains, au Maroc, le lobbying de l’industrie freine les mesures réglementaires et leur application. « En 2012, le Maroc a fait passer une loi limitant, à l’image de l’Europe, la teneur en goudron, nicotine et monoxyde de carbone, mais le décret d’application n’a jamais été édicté. Et aucun laboratoire ne vérifie ces valeurs », précise Public Eye.

La traçabilité, réponse efficace à la contrebande ?

L’autre problème cardinal que soulève l’enquête est celui de la contrebande de cigarettes. Une contrebande dans laquelle les fabricants jouent un rôle essentiel, puisque 98 % des cigarettes qui l’alimentent sortent directement de leurs usines. Pour le sénateur français Xavier Iacovelli, aucun doute, ces derniers « organisent de fait la surproduction et le sur-approvisionnement pour contourner les réglementations et mesures fiscales de lutte contre le tabagisme. » Autrement dit, pour enrayer le phénomène de baisse de la consommation qu’entraine la fiscalité comportementale sur les cigarettes, les fabricants fourniraient les fumeurs en dehors du réseau de distribution officielle, alimentant ce faisant des réseaux criminels – parmi lesquels de nombreuses organisations terroristes, dont le trafic de cigarettes représenterait plus de 20 % des sources de financement.

Une parade consiste, pour les Etats, à se doter de dispositifs de traçabilité, ce qu’a fait le Maroc dès 2010 en déployant un Système automatisé de marquage intégré en douane (SAMID). En parallèle, le Royaume chérifien a mis en place une taxe intérieure de consommation (TIC) en 2013, et n’a eu de cesse, depuis, de l’augmenter. Le succès de cette taxe, qui a permis à l’Administration des douanes et impôts directs (ADII) de récolter 9,8 milliards de dirham en 2016 et 10,48 milliards en 2017, démontre l’efficacité du SAMID, puisqu’augmentation des prix du tabac ne rime pas ici, comme trop souvent, avec explosion du marché parallèle.

Au contraire, le taux pondéré de prévalence des cigarettes de contrebande n’a cessé de chuter ces dernières années, passant de 12,48 % en 2015 à 7,46 % en 2016, 5,64 % en 2017 et 3,73 % en 2018. Un succès qui encourage l’ADII à persévérer dans cette voie. Actuellement fixé à 567 DH/1000 cigarettes, le taux minimum de perception de la TIC devrait passer à 630 DH/1000 cigarettes en 2019, selon le projet de loi de Finances (PLF). Le minimum de pression fiscale s’établira, lui, à 58 %, contre 53,6 % jusqu’à présent.

Efficace en matière de santé publique, assurant d’importantes rentrées fiscales à l’Etat, le dispositif adopté par le Maroc a fait ses preuves mais n’en est pas moins menacé. En coulisses, l’industrie du tabac s’active pour tenter d’imposer son propre système, baptisé Codentify, dont la greffe sur les chaines de production de cigarettes marocaines lui permettrait de reprendre le contrôle sur les flux. Et, c’est à craindre, de revitaliser les filières illicites, devenues exsangues.

Cheval de Troie

Codentify ? Un outil sérialisant les paquets d’un code unique composé de 12 caractères alphanumériques, dont les clés de chiffrement sont stockés sur un serveur. Développé et breveté en 2005 par Philip Morris International (PMI), qui en a cédé la licence aux trois autres principales majors du secteur (British American Tobacco, Imperial Tobacco Group et Japan Tobacco International) en 2010, Codentify a depuis tenté de se racheter une crédibilité, en passant entre les mains d’Inexto, filiale suisse du groupe français Impala. Mais comment croire en son indépendance, quand l’un des dirigeants d’Inexto est un ancien cadre de Philip Morris et le siège de la société situé dans un immeuble d’habitation de Lausanne où vit également… un cadre de Philip Morris ?

Véritable boite noire au service des cigarettiers, Codentify fait peu de cas du protocole de l’OMS pour la lutte antitabac, qui recommande une parfaite indépendance des outils de traçabilité. Mais il est vrai que le Maroc n’a pas signé ce Protocole, entré en vigueur fin septembre 2018. Une lacune dont l’industrie a bien l’intention de profiter, en mettant le pied dans la porte.

Cet entrisme a d’ailleurs déjà porté ses fruits ailleurs en Afrique, dans des pays qui, eux, ont pourtant signé et ratifié ce traité, preuve de l’opiniâtreté de Big Tobacco : la Côte d’Ivoire, le Tchad et le Burkina Faso ont ainsi recours à Codentify. La lecture du procès-verbal de la séance plénière de l’Assemblée nationale burkinabé du 18 mai 2017 laisse planer peu de doutes sur les pressions subies par les autorités du pays au moment d’émettre leur choix : « Le ministre de la Santé n’a pas été impliqué dans l’élaboration de [l’arrêté] qui a, de façon évidente, été pris sous l’influence de la firme du tabac qui a imposé l’outil de son propre contrôle au gouvernement ». Moralité : personne n’est dupe mais tout le monde laisse faire. Une impuissance qui en dit long sur la mainmise des fabricants de cigarettes sur le pays.

La conjuration des lobbyistes

Au forceps, c’est ainsi, également, que les cigarettiers souhaitent s’imposer au Maroc. Ils sont aidés en cela par une coterie de lobbyistes, dont l’un des plus éminents n’est autre que Bruno Delaye, ancien ambassadeur de France à Mexico, Athènes, Madrid et Brasilia. Aujourd’hui président d’Entreprise et Diplomatie, filiale du cabinet français d’ « intelligence stratégique » (comprendre « influence ») ADIT, Bruno Delaye est par ailleurs inscrit au registre des représentants d’intérêts du Parlement européen pour le compte d’Impala, maison mère d’Inexto, société commercialisant Codentify. Une carte de visite qui ne l’empêche pas, toute honte bue, d’aller évangéliser le public africain sur les méfaits de la contrebande, et de lui proposer pour remédier à ce fléau d’opter pour Codentify, alors que ce système peut, potentiellement, permettre à l’industrie de continuer d’orchestrer cette contrebande. Pour quelle autre raison chercherait-elle à tout prix à imposer sa propose solution « track & trace » ? Ce n’est pas son métier, ça ne lui rapporte rien ou presque, au regard des profits colossaux qu’elle engrange en faisant ce qu’elle sait faire de mieux : vendre du tabac.

C’est ainsi qu’on a pu entendre Bruno Delaye à la tribune des Assises sur le commerce illicite, organisées à Dakar en juin dernier. Il y a fait une intervention remarquée, rappelant certains chiffres édifiants : 800 millions d’euros, comme ce que rapporte chaque année la contrebande de cigarettes aux trafiquants d’Afrique de l’Ouest, somme dont 10% à 15% alimenteraient les groupes djihadistes qui sévissent dans le Sahel. En oubliant avantageusement d’autres : 98 % à 99 %, comme le pourcentage de cigarettes de contrebande tout droit sorties des usines des fabricants. En septembre 2018, auréolé de son autorité de héraut anti-contrebande, Bruno Delaye se serait rendu au Maroc pour y rencontrer le directeur de l’Administration des douanes. Dans l’idée de lui vanter les mérites de Codentify ? Tout l’indique. Contacté par notre rédaction, Bruno Delaye n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Philippe Caduc et Jérôme Gougeon, respectivement PDG et Directeur Général Délégué Intelligence Stratégique et Diplomatie d’affaires de l’ADIT, non plus. Nous aurions pourtant aimé qu’ils nous éclairent sur les enjeux véritables du lancement de leur filiale Entreprise et Diplomatie, alors qu’une part substantielle du chiffre d’affaires de l’ADIT est assurée par PMI via son programme PMI Impact, « fonds de soutien à la lutte contre la contrebande » doté de 100 millions de dollars. PMI finance en effet projets de recherches, conférences et campagnes de communication afin d’accréditer l’idée que le groupe s’engage contre la contrebande. Un peu cynique, alors qu’il a tout intérêt à ce qu’elle prospère. PMI et les trois autres géants du secteur ont d’ailleurs été épinglés à de nombreuses reprises par le passé. S’ils se sont, en 2004, engagés auprès de la Commission européenne à rembourser plus de 2 milliards d’euros aux Etats lésés par le trafic qu’ils organisaient, ce trafic n’a cessé de s’amplifier avec les années, faisant perdre 10 milliards d’euros de recettes fiscales par an à l’Europe, jusqu’à 20 milliards à l’Afrique.

On se souvient d’un temps où l’industrie, à grand renfort d’études réalisées par autant de « spécialistes », n’hésitait pas à vanter, dans des publicités parfois hébergées dans des revues médicales, les mérites de la cigarette, idéale contre l’asthme, la toux, la bronchite, la grippe, le souffle court, etc. En janvier 1997, un colloque organisé à Paris par un collectif de chercheurs (dont beaucoup se révèleront instrumentalisés par l’industrie), associe la cigarette à une forme de plaisir épicurien, pas plus coupable, en cela, qu’un morceau de chocolat. Les journalistes présents relaieront ces conclusions, affirmant sans rougir que le plaisir, dont celui de fumer, « induit une bonne santé ». Le Parisien titrera même : Le plaisir, un bon médicament. Deux décennies plus tard, si plus personne ne croit aux bienfaits de la cigarette, Big Tobacco n’a pas changé de méthode : enfumer son monde, en prétendant poursuivre un dessein contraire à celui qu’elle poursuit réellement.

Telle semble être la vocation d’Eurobsit, média se présentant comme un « observatoire européen du commerce illicite » et financé, selon La Lettre A, par le programme PMI Impact. Entreprise et Diplomatie et Philippe Caduc, PDG de l’ADIT, apparaissent dans les mentions légales du site. Ce dernier étant resté sourd à nos demandes d’interview, nous n’en apprendrons pas davantage sur la façon dont ce média peut prétendre afficher un semblant de rigueur, de sérieux et d’intégrité en consacrant ses recherches à la contrebande, notamment de tabac, sans jamais préciser qu’elle provient quasi-exclusivement des fabricants eux-mêmes…

Si l’ADIT ne ménage pas ses efforts pour convaincre que les industriels du tabac sont partis en croisade contre la contrebande, elle peut compter sur certains soutiens de poids. Ainsi de Frédéric Thiry, recruté en 2015 par l’officine parisienne au poste de Compliance Officer. Transfuge de PMI, où il était responsable du groupe d’avocats internes en charge de la lutte contre la fraude, de la compliance des relations avec les autorités et du contentieux, Frédéric Thiry est-il la preuve que les relations contractuelles entre l’ADIT et Philip Morris sont antérieures à 2015, proximité à même d’expliquer son recrutement ? Nous avons essayé de le lui demander, là aussi en vain.

Hugues Moutouh, préfet, ancien conseiller «renseignement» au ministère de l’Intérieur, ancien associé au sein du cabinet d’avocats August Debouzy, aujourd’hui président de la société de conseil en stratégie Kairos, est-il lui aussi rémunéré par l’ADIT ? Il ne saisira pas l’occasion que nous lui avons offerte de s’en expliquer. Nous devrons nous contenter de suspecter, derrière sa récente manie d’arroser toute la presse française de droite (Valeurs Actuelles, Le Figaro, Les Echos, L’Opinion, etc.) de tribunes anti-contrebande, autre chose qu’une marotte désintéressée. Il faut dire que ces tribunes consistent bien souvent en copiés-collés des éléments de langage de l’industrie. Dans un entretien accordé à Valeurs Actuelles en avril 2018, Hugues Moutouh évoque ainsi, à propos du trafic de cigarettes en Afrique de l’Ouest et au Sahel, le chiffre de 800 millions d’euros, « dont 10 % au moins vont au financement de groupes terroristes ». Soit, mot pour mot, les affirmations que l’on retrouvera dans la bouche de Bruno Delaye à Dakar deux mois plus tard.

Prestidigitation

Le rôle charnière de l’ADIT dans le dispositif d’influence mis en place par PMI est simple. Il consiste à identifier des « ambassadeurs » disposant d’un semblant d’expertise sur le sujet, prêts à dénoncer l’impact de la contrebande de cigarettes sur les finances publiques et le rôle qu’elle joue en matière de financement du terrorisme. La finalité est double : détourner l’attention du véritable problème (l’organisation de la contrebande par les cigarettiers eux-mêmes) ; introduire l’idée que Codentify pourrait constituer un outil efficace de lutte contre ce trafic.

Un numéro de prestidigitation qu’exécute à merveille Alain Juillet, ex-directeur du renseignement de la DGSE et membre du conseil des experts de PMI Impact, par ailleurs fondateur de l’Association de lutte contre le commerce illicite (ALCCI), sur le site Internet de laquelle on trouve, dans l’encadré « Acteurs internationaux », le logo de l’ADIT. A la tête de l’ALCCI, fondée en 2017, année du lancement de PMI Impact, siègent également Hervé Pierre, ex-directeur de la sécurité de Danone, et Philippe Lapprand, ancien colonel de gendarmerie, ayant facturé 23 600 euros d’honoraires à PMI France en 2016, selon des révélations de La Lettre A.

Quelle est la nature réelle des liens unissant l’ADIT et l’ALCCI d’Alain Juillet ? Ce dernier est-il rémunéré par la société de Philippe Caduc pour l’organisation régulière de conférences sur le commerce illicite ? Ou bien l’est-il directement par l’industrie, comme lorsqu’il organise un petit-déjeuner sur le « commerce illicite en ligne » le 29 mars 2018 ou participe à une table ronde intitulée « Combattre le commerce illicite », les 27 et 28 septembre 2017, évènements sponsorisés par Philip Morris ? Nous lui avons posé la question. Il n’a, à ce jour, selon la tradition, pas répondu à nos messages.

Le Maroc, prochain sur la liste ?

La présence au Maroc de Bruno Delaye, en septembre dernier, laisse à penser que l’arsenal développé par PMI, l’ADIT et leur myriade d’associations et d’experts en trompe l’oeil, pourrait y être déployé sous peu. Ou a déjà commencé à l’être. Après l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, le Maroc viendrait, si ces lobbyistes parvenaient à leur fin, ajouter son nom à la liste des pays favorisant la contrebande en pensant la combattre, via l’adoption de Codentify. Que penserait Serge Weinberg, premier actionnaire de l’ADIT depuis 2015, d’un tel « succès », rimant avec appauvrissement des populations marocaines et vies brisées par le cancer ? Nous ne le saurons pas, lui non plus n’ayant pas daigné nous répondre. Président de Sanofi, numéro 3 mondial de la vente de médicaments et de vaccins, on imagine qu’il ne tient pas particulièrement à communiquer sur sa collaboration avec l’industrie du tabac, responsable de la mort de 6 millions de personnes chaque année dans le monde. Le tabac est, de loin, la première cause évitable de décès.
 

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